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La cognition ou qu’est-ce que les sciences cognitives? | par Ikram Chraibi Kaadoud

 

Comment un humain peut mémoriser des informations ? Comment arrive-t-il à s’exprimer, à raisonner, résoudre un problème, prendre une décision … ? On ne s’en rend pas compte, mais l’être humain évolue tout au long de sa vie via l’intervention de fonctions mentales qui servent à traiter les informations qui nous entourent, on parle alors de cognition (du latin cognitio, action de connaître, dérivé lui-même de cognoscere, chercher à savoir, s’enquérir). La cognition désigne l’ensemble des processus mentaux associés à la connaissance et au traitement de l’information. Ce courant de pensée qui a émergé dans les années 1950 a remplacé celui du behaviorisme qui stipulait que les humains agissaient et fonctionnaient uniquement soit par réflexe à un stimulus donné, soit par l’histoire des interactions de l’individu avec son environnement. Afin d’étudier plus en détail les mécanismes de la pensée humaine, animale ou artificielle, d’en comprendre ses origines et ses évolutions afin de pouvoir la modéliser à plusieurs niveaux, une discipline scientifique a vu le jour : ce sont les sciences cognitives, et elle fait notamment intervenir l’Intelligence Artificielle (IA).

 

Marvin Lee Minsky a défini l’intelligence artificielle comme « la construction de programmes informatiques qui s’adonnent à des tâches qui sont pour l’instant accomplies de façon plus satisfaisante par des êtres humains car elles demandent des processus mentaux de haut niveau tels que : l’apprentissage perceptuel, l’organisation de la mémoire et le raisonnement critique ».

 

Autrement dit, construire ou s’intéresser à l’IA revient d’abord à comprendre les processus mentaux chez l’humain. Mais qu’est-ce qu’un processus mental ? Et comment étudie-t-on l’humain ?

 

Science négligée et méconnue, les sciences cognitives sont là pour tenter de répondre à ces questions !

 

Les sciences cognitives : une science de sciences !

Figure A – Image extraite de l’article « Quand la mémoire nous fait défaut? » de Mathilde Chasseriaud, 2017

 

Les sciences cognitives sont une science pluridisciplinaire en elle-même qui se trouve à la jonction de plusieurs autres sciences :

– La philosophie, qui permet d’aborder des questions très abstraites sur la nature humaine, l’esprit humain et le monde dans lequel nous évoluons.

– La linguistique, qui étudie le langage, son émergence ainsi que son impact sur les humains.

– L’anthropologie, qui aborde la question de l’humain sous tous ses aspects et le développement des civilisations.

– Les neurosciences, qui traitent de la question du développement cérébral, du système nerveux et de son fonctionnement biologique.

– La psychologie, qui s’intéresse aux processus mentaux, aux faits psychiques et aux états psychologiques.

– Enfin l’informatique, qui permet de simuler artificiellement le fonctionnement cognitif et/ou biologique du cerveau, on parle alors de modélisation !

Le but des sciences cognitives est de décrire, spécifier, expliquer et simuler les processus cognitifs, appelés aussi processus mentaux, et qui correspondent à l’ensemble des processus d’acquisition, de traitement et d’utilisation d’informations.

Derrière cette définition technique se cache ce que nous faisons au quotidien de manière spontanée : penser en utilisant sa mémoire, se concentrer sur une tache en focalisant son attention, ou encore tout simplement discuter et communiquer en utilisant le langage !

Vous-mêmes, cher-ère-s lecteur·rice·s, en lisant ces lignes, vous utilisez vos processus cognitifs pour analyser les mots, les associer ensemble, en dégager une sémantique et ensuite les analyser ! Et pour cela vous utilisez votre mémoire des mots (mémoire sémantique), votre mémoire de travail, votre raisonnement, etc.

 

Les processus cognitifs

Il semble important de rappeler que le cerveau, siège de nos processus cognitifs, est une « machine » qui fonctionne en permanence ! Lors des phases de sommeil, il ne se met pas en veille, loin de là même, puisqu’il continue d’analyser et de traiter les informations acquises durant la journée. En période de préparation des examens, il ne faut donc pas négliger son sommeil, loin de là !

 

C’est en utilisant l’ensemble des processus cognitifs, fonctionnant en synergie (tous ensemble main dans la main), que nous réussissons à effectuer des actions intellectuelles ou manuelles au quotidien.

 

Nous distinguerons 5 processus cognitifs :

 

La mémoire

 

Grande nouvelle, nous n’avons pas une seule mémoire, mais plusieurs ! Derrière le terme de mémoire se cache en réalité tout un ensemble de notions. Pour n’en citer que quelques-unes, nous avons par exemple la mémoire épisodique qui permet d’enregistrer les épisodes de la vie. C’est ce qui permet de ne vivre un événement qu’une seule fois et d’être capable de s’en rappeler, ou encore d’apprendre une liste de numéros de téléphone. La mémoire procédurale est la mémoire des réflexes et de l’apprentissage moteur. Autrement dit, c’est ce qui nous permet de faire du vélo et surtout d’en faire automatiquement après plusieurs entrainements. En fait, c’est le fonctionnement de l’ensemble de toutes ces mémoires qui nous permet d’être ce que nous sommes !

 

Lors du développement de la maladie d’Alzheimer, qui est une maladie neurodégénérative (les neurones sont détruits), c’est l’hippocampe, structure incontournable de la mémoire épisodique, qui est la première touchée. Cela induit alors une incapacité à acquérir de nouveaux souvenirs et donc à garder en mémoire les noms, les lieux et les évènements vécus après le déclenchement de la maladie.

 

Figure B – Différentes mémoires à long terme. Image adaptée de Squire [1992]

 

 

L’attention

 

Sans attention, il est difficile de se concentrer sur un objectif assez longtemps pour l’atteindre. L’attention est primordiale pour l’apprentissage explicite (dont je suis conscient) d’un numéro de téléphone ou d’un poème. Nous ne sommes pas tous égaux concernant la capacité de concentration : certaines personnes peuvent focaliser leur attention pendant 30 minutes successives (voire même des heures) alors que d’autres ne le peuvent que 10 minutes. Il est donc important de connaitre « son rythme de croisière » afin d’adapter ses méthodes d’apprentissage.

 

Voici une expérience bien connue qui met en évidence l’attention sélective (attention texte en anglais) :

https://youtu.be/vJG698U2Mvo

 

 

Le langage

 

Nous communiquons tous les jours, tous le temps avec tout le monde. C’est tellement évident que cela semble élémentaire, voire simple comme le laisse penser l’essor des enceintes connectées (Alexa, Google home) et des assistants vocaux (Siri, Cortana, Google now). Pourtant il n’en est rien. La compréhension du langage est un domaine complexe à part entière. Processus cognitif très important, il est à la base de l’interaction sociale et sollicite deux parties importantes : l’émission d’un message dans un format compréhensible pour les destinataires, et la réception et compréhension du message reçu.

 

Le domaine de la traduction avec le Natural Language Procesing (NLP) ou Traitement Automatique de la Langue Naturelle (TALN) est justement à la jonction de l’étude du processus cognitif et de sa modélisation en IA.

 

Des chercheurs vont même plus loin pour comprendre le langage en s’intéressant à sa genèse, ou comment les enfants apprennent à parler sans connaitre au préalable les règles grammaticales ! Voici par exemple l’interview de Pierre-Yves Oudeyer, directeur de recherche au sein de Inria Bordeaux Sud-Ouest, qui s’intéresse au langage chez l’enfant et à sa modélisation en robotique :

https://youtu.be/ZEf6oYfIR7I

 

 

Les fonctions visuo-spatiales

 

Figure C – La navigation spatiale (source)

 

Avez-vous déjà fermé les yeux pour vous représenter un endroit ? Imaginé mentalement un objet manquant ? Mémorisé un itinéraire ? Si oui, alors vous avez sollicité vos fonctions visuo-spatiales !

 

Ces fonctions permettent de s’orienter et de se déplacer dans un espace tout en évitant les obstacles afin d’atteindre un objectif (la porte de sortie par exemple). Ces fonctions permettent non seulement la navigation, mais participent aussi activement aux processus de pensée, au raisonnement, à la reconnaissance d’objet ou encore à la production de texte.

 

 

Les fonctions exécutives

 

Lorsque nous recherchons une solution pour un problème donné, il nous faut analyser le problème, élaborer des stratégies, voire des scénarios. Cela s’accompagne du fait de prendre une ou plusieurs décisions. Si vous acquiescez à tout cela, vous avez alors utilisé vos fonctions exécutives ! Localisées au niveau du cortex préfrontal, ces fonctions nous permettent de raisonner, prendre des décisions, analyser notre environnement, interagir avec lui et nous permet même d’inhiber notre comportement lorsqu’il le faut. Cet ensemble de processus cognitifs est essentiel dans la vie quotidienne ! Comme nos connaissances évoluent dans le temps, notre raisonnement aussi. Le vécu et l’expérience de chacun viennent par ailleurs impacter les règles qui régissent notre raisonnement.

 

 

IA et Sciences Cognitives : Pourquoi ?

 

Alors pourquoi s’intéresse-t-on aux sciences cognitives lorsque l’on fait de l’Intelligence Artificielle ? IBM s’est posé la question en 2013 déjà :

https://youtu.be/3dDz-2TRCcU

 

Vouloir des IA de plus en plus adaptées et adaptables qui évoluent au fur et à mesure que nous progressons en tant qu’humain nécessite de comprendre comment nous nous développons. En recueillant des éléments de réponse à ce niveau-là nous pouvons peut-être tendre vers des outils de plus en plus intelligents qui nous assisteraient alors au mieux.

 

Une autre raison pour laquelle l’alliance informatique-sciences cognitives est intéressante est l’accompagnement d’une population mondiale de plus en plus vieillissante : l’espérance de vie au niveau mondial a augmenté, ce qui implique une population âgée de plus en plus importante. Malheureusement cela n’implique pas forcément d’être en bonne santé. Ces dernières années les avancées scientifiques ont permis de lever le voile sur l’existence de maladies neurodégénératives telles que Parkinson, Alzheimer ou encore les démences séniles. Afin de permettre à ces personnes de rester le plus longtemps possible dans leur foyer auprès des siens, là où ils ont leurs souvenirs et leurs habitudes, il est important d’étudier les facteurs qui induisent l’apparition de ces maladies, leur développement et leur évolution. Pour cela les simulations numériques permettent de donner un cadre d’étude plus accessible pour les scientifiques et les médecins plutôt que de demander à des patients de venir plusieurs fois par jour au laboratoire ou de les surcharger de capteurs physiologiques. Le développement cognitif des enfants est aussi au centre de l’attention des chercheurs. En effet, ils sont soumis à des écrans et à des nouvelles technologies de plus en plus tôt, les rapports aux humains et aux machines s’en trouvent impactés sans aucun doute !

 

Le domaine de l’IA et celui des sciences cognitives sont ainsi fortement liés. L’étude du premier implique souvent de se demander « Mais comment fait-on en tant qu’humain ? ». Que ce soit pour développer des outils intelligents ou pour aider la médecine, il est important de comprendre ce que sont les sciences cognitives. Outre le fait que ce soit palpitant, il s’avère que cela permet en plus de mieux comprendre le monde autour de nous.

 

Pour citer cet article :

Ikram Chraibi Kaadoud & Alexandra Delmas. La cognition ou qu’est-ce que les sciences cognitives?. Publication sur le blog de http://www.scilogs.fr/intelligence-mecanique, Décembre 2018

Références

Squire, Larry R, 1992. Declarative and nondeclarative memory : Multiple brain systems supporting learning and memory. Journal of cognitive neuroscience, 4(3) :232–243.

Pour plus d’informations sur l’Attention :

Pour plus d’informations sur les fonctions visuo-spatiales :

Pour plus d’informations sur les fonctions exécutives :

 

A propos de l’auteur

Ikram Chraibi Kaadoud est docteure en informatique spécialisée en Intelligence artificielle et en science cognitive.

Ayant réalisé une thèse CIFRE, à la jonction des sciences cognitives, de l’IA et des neurosciences computationnelles, elle a su jouer les intermédiaires entre les mondes de la recherche et de l’industrie.
Ses travaux de recherches portent sur l’extraction et la représentation des connaissances en s’inspirant des fonctions cognitives humaines, notamment le raisonnement et la planification, ainsi que l’étude du cortex préfrontal.
Au niveau machine learning, c’est la question de l’interprétabilité des réseaux de neurones, ou du « raisonnement » des algorithmes, qu’elle étudie.
Chercheuse IA et Sciences Cognitives, c’est une médiatrice scientifique convaincue qui prône « une science à la portée de toutes et de tous » !

 

Article déjà publié sur le site www.groupeonepoint.com

 

Cet article est issu d’une collaboration avec Alexandra Delmas.
Alexandra Delmas– Docteure en ergonomie cognitive, Alexandra a réalisé une thèse CIFRE dans le domaine de la e-santé, notamment dans la création de contenus pédagogiques interactifs pour optimiser l’éducation en santé. Désormais chercheuse chez onepoint, Alexandra s’intéresse aux domaines associant facteurs humains et interactions homme-machine : d’une part, à la façon dont les individus traitent l’information et interagissent avec les différentes technologies numériques, et d’autre part, aux différentes formes d’interaction entre les individus dans les équipes projet. L’approche centrée utilisateur est déterminante, de l’analyse de l’activité à l’évaluation finale de la solution, pour concevoir des outils et des méthodes favorisant le bien-être des individus.

Valentine
Valentine

Arrivée sur terre il y a quelques lustres, Valentine entre aujourd’hui dans le métier de la communication. C’est non sans intrépidité qu’elle a intégré la Sorbonne en philosophie après une classe préparatoire littéraire (A/L). Après un mémoire sur la place de l’éthique dans la société actuelle à partir d’Aristote, Valentine poursuit son cursus en éthique appliquée. Autrement dit elle s’intéresse aux actions des entreprises et des institutions publiques, proposant alors des solutions de conseil afin d’accompagner leurs prises de décision. Au coeur de l’économie numérique, les rouages de la communication autour de l’innovation la passionnent. C’est pour cela que Valentine a rejoint l’équipe de Tikibuzz, une agence de communication et de marketing, en 2018. Aujourd’hui, elle a le plaisir de s’aventurer sur le terrain de l’éditique et de la gestion de la communication client, afin de vous proposer chers lecteurs, des reportages et des témoignages pour votre média DOCaufutur.

Written by Valentine

Arrivée sur terre il y a quelques lustres, Valentine entre aujourd’hui dans le métier de la communication.
C’est non sans intrépidité qu’elle a intégré la Sorbonne en philosophie après une classe préparatoire littéraire (A/L). Après un mémoire sur la place de l’éthique dans la société actuelle à partir d’Aristote, Valentine poursuit son cursus en éthique appliquée.
Autrement dit elle s’intéresse aux actions des entreprises et des institutions publiques, proposant alors des solutions de conseil afin d’accompagner leurs prises de décision. Au coeur de l’économie numérique, les rouages de la communication autour de l’innovation la passionnent.
C’est pour cela que Valentine a rejoint l’équipe de Tikibuzz, une agence de communication et de marketing, en 2018.
Aujourd’hui, elle a le plaisir de s’aventurer sur le terrain de l’éditique et de la gestion de la communication client, afin de vous proposer chers lecteurs, des reportages et des témoignages pour votre média DOCaufutur.