Une enquête de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) publiée en juillet dernier révèle que les conditions de travail se sont détériorées ces dernières années, notamment en matière de charge et de tensions. DOCaufutur a décidé d’éclairer les résultats de cette étude grâce à deux experts du sujet : Marc-Eric Bobillier Chaumon, Professeur de Psychologie du Travail et de Psychologie Ergonomique à l’Université Lumière Lyon II et Gaëlle Walker, médiateur professionnel.
A la lecture de cette enquête sur les conditions de travail des salariés*, notre attention a été retenue plus particulièrement par les résultats suivants :
- 23% des salariés interrogés sont de plus en plus nombreux à vivre des situations de tensions qui perturbent leur travail avec les collègues ou les clients,
- En 2013, 37,9 % des salariés indiquaient ne pas avoir suffisamment de collaborateurs pour effectuer leur travail,
- 35,9% des cadres confient avoir un rythme de travail imposé par un contrôle ou un suivi informatisé (outils de reporting),
- 35% des salariés travaillent avec au moins 3 contraintes de temps (seulement 6% en 1984); les contraintes pouvant être une dépendance immédiate vis-à-vis des collègues, des contraintes ou surveillances permanentes exercées par la hiérarchie ou un contrôle / suivi informatisé.
« Perte de sens, multiplication des tâches, engagement permanent, absence de ressources collectives, hyper réactivité, travail en flux tendu, anticipation, … Ce sont les éléments qui ressortent le plus dans les différentes études que j’ai menées sur l’évolution du monde du travail. Nous sommes passés d’une charge physique à une charge mentale » relate Marc-Eric Bobillier Chaumon.
Des cadres « libre service » qui ne contrôlent plus leur activité
« J’utilise souvent l’expression cadres ‘‘libre-service’’ pour décrire les nouveaux cadres qui semblent être totalement tributaires des exigences et des sollicitations de leur environnement socio-professionnel » indique le chercheur en psychologie du travail. Le cadre devient alors disponible aux yeux de tous, sans contraintes spatiales, temporelles ou fonctionnelles. Pour Gaëlle Walker, « ce rythme très soutenu ne permet pas aux travailleurs de prendre du recul sur leur activité ni de faire le point de manière sereine ». Conséquence : les salariés, et plus particulièrement les cadres, perdent parfois le contrôle de leur activité. Ce qui peut se révéler très anxiogène. Parallèlement à cela, nous sommes dans une époque où la performance individuelle est mise en avant. « Jadis, le collectif l’emportait sur l’individuel. La condition ouvrière avait pour valeur l’entraide et le soutien. L’individualisation actuelle mise en avant pour créer une émulation a l’effet pervers de créer des affrontements et de l’anxiété » ajoute Marc-Eric Bobillier Chaumon.
Des outils de reporting qui ne représentent pas la réalité du travail
Les salariés se sentent surveillés par l’outil reporting. « Pour se sentir reconnu, il faut être évalué. Le problème, c’est que les salariés ne se reconnaissent pas dans les outils qu’on leur impose » alerte le chercheur. Ces indicateurs ne prennent souvent pas en compte tout le travail « invisible » comme la prise de contact, les appels téléphoniques, les déplacements, les retards, les relances,… Les salariés se sentent floués. « Ils ont également le sentiment d’être épié, par exemple lorsqu’ils doivent mettre leur supérieur et toute leur équipe en copie de chaque email envoyé » indique Gaëlle Walker. Des outils de reporting oui, mais à condition qu’ils soient discutés collectivement et qu’ils aient du sens.
Une déconnexion rare
Les nouvelles technologies apportent de la flexibilité mais engendrent une porosité entre vie privée et vie professionnelle. Téléphone, ordinateur portable, tablette,… ce sont les mêmes outils pour ces deux mondes. Et on peut les consulter partout : en voiture, dans les transports, dans la salle d’attente du médecin,… et évidemment chez soi. Selon l’étude que Marc-Eric Bobillier Chaumon a mené pour l’APEC en décembre 2012 sur l’impact des technologie sur le travail des cadres, le temps de connexion des salariés à des fins professionnelles, effectué en dehors des horaires de travail, avoisine les 30 heures par mois. La génération Y semble avoir plus de mal à déconnecter. « Il faut rester vigilent et ne pas confondre épanouissement personnel et épanouissement professionnel » précise le chercheur.
Et si on apprenait à mieux gérer les conflits ?
Gaëlle Walker, médiatrice, intervient régulièrement en entreprise pour tenter d’apaiser les conflits de tout sorte. Elle utilise une approche systémique. Autrement dit, elle replace les personnes dans leur contexte. « Quand un salarié vient me voir pour se plaindre de tel ou tel problème, j’essaie de voir dans quel contexte se situe l’entreprise à ce moment là (fusion, plan social, contexte économique difficile, etc.) ». En général, la source du conflit est de deux types : c’est un problème structurel ou un problème de personnalité difficile. Le problème structurel peut être d’ordre organisationnel, matériel,… et se règle en amenant les salariés à discuter entre eux de solutions plus adaptées. Il s’agit ensuite, avec l’aide du médiateur, d’en parler avec les managers ou la direction pour obtenir une validation et pouvoir les mettre en place. Le problème de personnalités difficiles c’est lorsque l’on doit travailler avec des personnes agressives, dépressives, paranoïaques, narcissiques,… Ces personnalités ne sont pas incompatibles avec le monde du travail, il faut savoir les repérer et adapter sa manière de communiquer avec elles.
Pour qu’une gestion du conflit fonctionne, des règles strictes doivent encadrer la gestion de conflit : neutralité, indépendance, responsabilité, confidentialité et liberté des partis. « Je propose aux salariés en colère de reformuler leur problème. Cela a pour but de recréer du dialogue et donc du lien » explique le médiateur. « Je pense que le dialogue est un sujet tabou en France. Le conflit est souvent là pour tirer un signal d’alarme ou pour faire évoluer l’entreprise sur ses acquis. Au lieu de l’occulter, les entreprises ont tout intérêt à en trouver la cause pour évoluer dans le bon sens ».
On l’a vu, le monde du travail a évolué avec de nouveaux codes, de nouveaux modes d’organisation et de nouveaux outils de suivi. Les jeunes privilégient des modes de travail collaboratifs et flexibles avec cet esprit de start-up à l’américaine. « Cette organisation agile est au cœur de l’innovation et de la créativité, ce qui est une bonne chose. Attention toutefois à garder une structure formalisée pour ne pas que les salariés soient amenés à tout faire dans l’entreprise » conclut le chercheur.
*Les enquêtes Conditions de travail sont renouvelées tous les 7 ans par la DARES depuis 1978. Elles sont basées sur un échantillon représentatif de personnes de 15 ans ou plus exerçant un emploi dans tous domaines d’activités, y compris les non salariés, la fonction publique et les job étudiants.